Les « indéfendables » et leurs défenseurs : les cause-lawyers libanais face à l’Ordre sécuritaire et professionnel


2013-07-03    |   

Les « indéfendables » et leurs défenseurs : les cause-lawyers libanais face à l’Ordre sécuritaire et professionnel

تنشر هنا المفكرة القانونية مقالا باللغة الفرنسية تعليقا على ندوة كانت عقدتها في 26 أيلول 2012 حول استقلالية المحامي في الدفاع عن حقوق الأجانب لدى الأمن العام: قيود غير قانونية تصل الى حد "الاخضاع". وهي تنشر هذا المقال في هذا التاريخ من باب الإضاءة على بعض إشكاليات المؤتمر الذي تعقده في بيروت في 4-6 تموز/يوليو 2013 حول المحامي المناصر للقضايا الاجتماعية في المنطقة العربية.  
La rareté de l’événement justifie sans doute qu’on s’y arrête: trois avocats libanais assis côte à côte exposent leurs expériences de juristes militant pour la défense d’individus appartenant à des groupes marginalisés, notamment les travailleurs(ses) étranger(e)s et les réfugié(e)s.L’objectif de cette réunion est de se pencher sur les frictions entrecertains avocatset la Sûreté générale,institution chargée au Liban, entre autres tâches, de la gestion des étrangers. Cette séance du séminaire mensuel du centre Al-Moufakkira al Qanounia (Legal Agenda), organisée l’automne dernier à Beyrouth, devait ainsi permettre aux avocats de révéler les contraintes selon eux illégales imposées par le puissant organisme sécuritaire libanais sur leur travail, ainsi que les répercussions négatives de ces pratiques sur les droits de la défense. Les débats ont cependant fini par accoucher subsidiairement d’une autre dénonciation exprimée sur un registre plus feutré et indirectement dirigée contre l’Ordre des avocats lui-même, montré du doigt pour avoir sacrifié les droits de certains de ses membres afin de préserver ses bonnes relations avec les acteurs les plus influents de la scène politico-sécuritaire. Au-delà du clivage plus classique avocats/policiers ou avocats/militaires, c’est un autre clivage moins visible mais plus profond qui se dessine : l’opposition, au Liban, entre les avocats engagés pour des causes sociales souvent peu prestigieuses et leurs confrères officiant dans les hautes sphères des champs judiciaire (l’Ordre), économique (entreprises, banques) et politique (parlement, gouvernement, partis) libanais[1].
Des mandats de défense aux « mesures d’assujettissement » 
            Les pratiques de la Sûreté générale dénoncées par ces avocats tiennent à l’élaboration et l’imposition, en dehors de toute compétence légale,de normes régulant l’exercice de la défense qu’on ne retrouve ni dans les textes organisant le métier, ni dans les différents codes de procédure au Liban[2]. Ces normes créent de fait un système des droits de la défense au sein de la Sûreté générale différent de celui en œuvre en dehors de l’institution. Un tel décalage entraîne un affaiblissement des garanties procédurales pour les personnes relevant du domaine de compétence de la Sûreté : à savoir les étrangers, et notamment les plus vulnérables d’entre eux susceptibles d’être incarcérés dans les centres de détention[3] (employées de maison, travailleurs/ses, réfugié(e)s). Ce système de droits de la défense réduits produit des effets directs: impossibilité de contacter et/ou de mandater un avocat après arrestation, invalidation des mandats de deux ans, etc. L’acceptation générale et tacite de ces pratiques engendre un système de « légalité parallèle » applicable à certains groupes stigmatisés au Liban, soumis à un état d’exception permanent dont l’espace d’application est souvent défini par un croisement de critères sociaux et raciaux. Ne faisant l’objet d’aucune contestation significative de la part des acteurs concernés (judiciaires ou politiques), ces pratiques se sont toutefois heurtées à la dénonciation d’une minorité d’avocats travaillant pour/avec des organisations de défense des réfugié(e)s et des employées domestiques. Le militantisme insistant de ces « cause-lawyers »[4], rapidement perçu comme une « provocation »[5], leur a valu une sanction critiquée par les avocats dans la mesure où elle ne s’appuie sur aucun texte juridique, et qui consiste à leur interdire l’accès aux bâtiments de la Sûreté sur le territoire libanais (entre autres désagréments professionnels ou personnels). Trois éléments permettent de caractériser cette sanction, au-delà bien entendu de son illégalité flagrante. Son oralité d’abord, puisqu’aucune décision écrite n’est jamais communiquée aux avocats concernés. Son ambiguïté ensuite, qui fait que l’avocat n’est jamais absolument certain qu’il est vraiment concerné par une telle mesure, devant se contenter d’évaluer approximativement un faisceau d’indices et de messages qui lui parviennent par différents canaux. Et enfin sa dénomination d’une violence rare, communiquée oralement à l’un des avocats à l’occasion d’un changement de règne à la Sûreté qui a permis une transparence aussi inhabituelle qu’éphémère, et qu’il est possible de traduire par le terme « mesure d’assujettissement » (مذكرة إخضاع).
            Le fait que ces « mesures » existent depuis une dizaine d’années sans même faire débat dans l’espace public ou au sein des professions juridiques concernées dévoile certains aspects des rapports et hiérarchies inter- et intra-professionnels en œuvre aujourd’hui au Liban. Lors des discussions qui ont eu lieu au séminaire suite aux témoignages des trois avocats, il a été reproché à l’Ordre des avocats à Beyrouth de ne pas être intervenu vigoureusement pour défendre ses membres victimes de ces pratiques décrites comme abusives et surtout comme portant atteinte à la « dignité » de la profession, qui continue à jouir au Liban d’un capital socio-symbolique non négligeable. L’Ordre aurait même cautionné le système parallèle mis en œuvre par la Sûreté en affichant au sein de son siège au Palais de justice le « règlement » limitant les droits des avocats et ceux des détenus. La position de l’Ordre – ou plutôt des bâtonniers successifs qui détiennent le véritable pouvoir de décision – est en fait plus nuancée. Elle a consisté à accorder le plus discrètement possible un soutien ponctuel aux avocats qui l’ont demandé (intervention dans un procès intenté par un avocat devant le Conseil d’État, règlement à l’amiable suite à une intervention personnelle du bâtonnier auprès de la Sûreté) en évitanttoute polémique publique, et en refusant de l’inscrire comme problème récurrent des relations de la profession avec les services sécuritaires.    
Les avocats, le diktat du « lavage du linge en famille » et les figures nouvelles de l’engagement social
            Cette position en retrait de l’Ordre tranche avec des positions moins timides prises dans le passé en défense de certains droits de l’homme (liberté d’expression, etc.) ou de certains avocats sur d’autres questions politiques ou professionnelles. Elle fait écho à la facilité avec laquelle la Sûreté générale a imposé ces sanctions aux avocats rebelles avec le sentiment, peut-être, que leur sort n’intéresse pas l’Ordre au point d’en faire un objet de confrontation publique. Ce décalage permet de faire l’hypothèse d’une hiérarchie des droits et libertés défendables et effectivement défendus au Liban, classés selon leur prestige social et leur poids politique (libertés politiques publiques/libertés individuelles privées, droits politiques/droits sociaux). En osant défendre ceux des « marginaux » qui restent largement perçus comme « indéfendables » au sein de la société libanaise du fait des assignations stigmatisantes multiples, ces cause-lawyers, véritables ovnis dans la profession juridique au Liban, se sont placés dans une situation de double vulnérabilité professionnelle qui leur a été « transmise » par leurs indésirables clients. Ils deviennent ainsi à leur tour indéfendables, perçus par leurs confrères comme des professionnelsdont la défense constitue un fardeau plus qu’autre chose, au regard du risque de confrontation avec l’appareil sécuritaire : tout cela « n’en vaut pas la peine », comme aurait dit un ancien bâtonnier à l’un des avocats. A tous les niveaux de l’ordre politique, sécuritaire et professionnel, les stigmates sociaux guettent profanes et professionnels et permettent de déclencher les mécanismes de basculement d’une légalité à l’autre, de la légalité des codes de procédures civile et pénale aux normes incertaines du pouvoir de fait.
            De plus, ces cause-lawyers ne sont pas uniquement encombrants du fait de leur clientèle problématique, ils le sont encore plus à travers leurs moyens d’action et de mobilisation eux-mêmes. De part leurs alliances pour le moins inhabituelles (ONGs, militants non juristes, etc.), de par leur recours stratégique et répété aux média, de par leurs utilisations politiques et engagées de l’arène judiciaire, et de par la substantialisation de l’exercice de leur défense qui brise l’image traditionnelle de l’avocat-« hired gun » (au service du client indépendamment des enjeux sociaux ou moraux du litige), ces cause-lawyers commencent marginalement à semer le trouble dans la profession au Liban, qui n’a jusque-là toléré l’engagement que déployé dans les sphères du pouvoir. La décision même de recourir à des modes d’action et d’interpellation ouverts aux journalistes, chercheurs, militants et étudiants est sujet à controverse, comme l’illustre le propos d’un membre du Conseil de l’Ordre présent au séminaire pour qui les avocats doivent pouvoir « laver leur linge sale en famille ». Cet argument d’autorité, fréquemment entendu au Liban, aussi bien chez les avocats que chez les juges, se retrouve également dans d’autres groupes professionnels à l’identité collective très structurée.Mais ce rappel à l’ordre traduit aussi un certain désarroi face à l’émergence (encore très limitée) de figures nouvelles de l’avocat qui favorisent l’engagement dans des mouvements sociaux aux dépens parfois de la cohésion de la profession, introduisant ainsi de nouvelles dynamiques sur une scène professionnelle où les comportements sont toujours lourdement codifiés.
            Il ne faut toutefois pas interpréter toute friction entre certains avocats et la Sûreté, ou bien toute demande de comptes adressée par certains avocats à l’Ordre, comme les signes du développement d’un même type de cause-lawyers au Liban. Les avocats libanais qui s’engagent auprès des mouvements sociaux le font pour des raisons très différentes (relevant aussi bien de la ferveur religieuse personnelle, de l’idéologie politique ou sociale, de la stratégie de carrière, etc.). Leur rapport à l’Ordre n’est ensuite pas toujours marqué par une volonté de subversion des normes professionnelles traditionnelles qui caractérise les pratiques de cause-lawyering les plus radicales. Dans les rangs des avocats engagés eux-mêmes, la levée de boucliers face à la Sûreté peut bien relever d’une logique corporatiste (« les avocats n’ont pas à subir cela de la part de militaires ») qui tranche avec les motivations plus sociales exprimées par d’autres avocats préoccupés surtout par les discriminations dont sont victimes certains groupes. Par ailleurs, la tendance de l’Ordre et de ses représentants à se rabattre invariablement sur les mêmes slogans (tel le sempiternel : « L’Ordre a toujours été et sera toujours le premier défenseur de la démocratie et des libertés au Liban ») traduit de plus en plus le caractère anachronique d’une ligne argumentative quasi-mythologique qui a du mal à s’adapter à l’effervescence du discours des droits portée au Liban depuis une dizaine d’années par les nouveaux acteurs du changement social. Cette effervescence a vu des types de militants souvent non-juristes déloger l’avocat du ministère exclusif qu’il a longtemps exercé sur ces questions socio-juridiques, dans le cadre de l’émergence d’alliances beaucoup plus larges où les avocats doivent désormais partager la scène avec des journalistes, quelques juges, et surtout des militants de plus en plus professionnalisés. Mais parallèlement à ce décentrage professionnel, l’effectivité constante de cette rhétorique corporatiste (l’Ordre comme premier défenseur des droits) auprès des avocats dévoile en même temps la pérennité d’un discours libéral qui donne toujours une priorité absolue aux questions « politiques » (cette vague « démocratie » libanaise dont sont exclus les étrangers relégués à une dimension socio-caritative, et dont les avocats n’ont ainsi pas à s’occuper) au mépris des questions sociales toujours déclassées au Liban.

الصورة خلال ندوة للمفكرة القانونية بعنوان: "استقلالية المحامي في الدفاع عن حقوق الأجانب لدى الأمن العام: قيود غير قانونية تصل غلى حد الإخضاع"


[1]La plupart des avocats au Liban n’appartiennent bien entendu pas à ces deux groupes minoritaires, et travaillent plutôt dans ce que certains professionnels désignent comme la gestion quotidienne de la misère (petites affaires, loyers, petit contentieux, etc.). Ces deux minorités actives dominent cependant la scène professionnelle, le premier groupe de par ses connections et proximités avec les instances du pouvoir économique et politique, le second de par sa visibilité médiatique et même internationale croissante, acquise depuis quelques années à partir des rangs de ce qu’on appelle « la société civile » au Liban.
[2]Pour plus de détails là-dessus, voir : سعدى علوه، "الأمن العام والمحامون : علاقة إخضاع أم قانونيّة بلا مخالفات؟"، السفير، 28/9/2012). Un document exposant les problèmes juridiques mis en exergue par ces pratiques est disponible sur le site de la Legal Agenda (en Arabe) : https://legal-agenda.com/studies.php?folder=studies&lang=ar
[3]Sur les pratiques judiciaires, administratives et sécuritaires concernant les réfugiés, voir : http://www.frontiersruwad.org/pdf/FR_DoubleJeopardy_Eng_FINAL_5January2009.pdf
[4]Les travaux sur les cause-lawyers – que nous définirons très rapidement ici comme des avocats actifs dans la défense de causes et de mouvements sociaux au-delà de ce qu’exige d’eux l’acception orthodoxe de la profession, ce qui les rapproche d’un modèle d’« activistes judiciaires » – se développent aux États-Unis et même en France depuis des années et portent sur des terrains variés aussi bien occidentaux qu’africains, sud-américains ou asiatiques. Les terrains moyen-orientaux ou arabes restent cependant globalement sous-représentés dans cette mouvance qui s’est développée au croisement des sociologies de la justice et des professions (à l’exception notable du cas israélo-palestinien). Voir notamment aux États-Unis : A. Sarat and S.A. Scheingold, Cause Lawyering: Political Commitments and Professional Responsibilities (Oxford University Press, USA, 1998); A. Sarat and S.A. Scheingold, Cause Lawyering and the State in a Global Era (Oxford University Press, USA, 2001); S.A. Scheingold and A. Sarat, Something to Believe in: Politics, Professionalism, and Cause Lawyering (Stanford Law & Politics, USA, 2004).Ces travaux ont été introduits un peu plus tardivement en France, voir par exemple : L. Israël, “Usages Militants Du Droit Dans L’arène Judiciaire: Le Cause Lawyering,” Droit Et Société, no. 3 (2001): 793–824; B. Gaïti and L. Israël, “Sur L’engagement Du Droit Dans La Construction Des Causes,” Politix 16, no. 62 (2003): 17–30.
[5]Nos enquêtes de terrain auprès de juristes égyptiens ou tunisiens montrent que la thématique de la « provocation » a souvent été une constante de la justification de l’exercice de la répression par le pouvoir contre les juristes (juges ou avocats) trop revendicatifs, que ce soit au Caire, à Tunis ou à Beyrouth. La « provocation » devient également simultanément un élément du discours de reproches adressé aux juristes militants par leurs collègues plus conciliants avec le pouvoir.

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